Critique et utopie

Jean-Michel Alberola, Les Artistes Heureux, Didier Bay, Ben, Alain Bernardini, Christian Boltanski, Daniel Buren, André Cadere, Yves Chaudouët, Henri Chopin, Claude Closky, Thierry Crombet, Luc Delahaye, Robert Filliou, Fred Forest, Estelle Fredet, Antonio Gallego, Jochen Gerz, Paul-Armand Gette, Marie-Ange Guilleminot, Bernard Heidsieck, Véronique Hubert, Françoise Janicot, Matthieu Laurette, Pascal Le Coq, Lefevre Jean Claude, Jean Le Gac, Laurent Malone, Laurent Marissal, Roberto Martinez, Annette Messager, Jean-Luc Moulène, Marylène Negro, Présence Panchounette, Hubert Renard, Claude Rutault, Klaus Scherübel, Ernest T, Philippe Thomas et Éric Watier


« L’utopie est l’autre face de la critique », écrivait Octavio Paz. Dans les années soixante, le livre d’artiste en est la démonstration. Il se nourrit de la convergence de deux phénomènes : l’esprit d’utopie propre à une époque qui veut changer le monde ; la critique radicale des beaux-arts par les artistes eux-mêmes, inventant de nouveaux moyens d’expression et s’interrogeant sur la nature et le rôle de l’art.

Les contestataires n’ont pas changé le monde. Mais les artistes ont profondément changé l’art. Ce faisant, il ont pris en charge une partie des espérances sacrifiées par le politique. À tout le moins ont-ils cherché à résister à la fatalité du monde comme il va. Jusqu’à aujourd’hui, le livre est l’un des instruments privilégiés de la vigilance artistique.

Qu’est-ce donc qu’un livre d’artiste ? Un livre d’aspect ordinaire, souvent publié en édition non limitée, ce qui rend possible une diffusion élargie de l’art. Car c’est aussi une œuvre, originale quoique dépouillée du caractère précieux qui traditionnellement condamne l’art à s’adresser à un public étroit de connaisseurs.

Le livre d’artiste vise donc idéalement un public non spécialisé. Fait d’images et de mots le plus souvent, il demande à être lu autant qu’à être regardé. Parfois même, il ne contient que du texte. Ainsi participe-t-il de l’une des tendances majeures de l’art contemporain, porté à utiliser le langage sous toutes ses formes, poétique ou philosophique, ludique ou polémique, analytique ou imaginative.

Cette exposition montre comment, à travers le livre et de multiples manières, des artistes font de l’art un moyen de connaissance ou de résistance. Comment ils le mettent au service de la vérité et de la lucidité. Comment ils s’en servent tantôt pour prendre position sur le monde tel qu’il est, tantôt pour faire des propositions sur ce qu’il devrait être. Pour eux, l’art n’est pas fabrication d’un bel objet ; son but n’est pas de combler la sensibilité, mais d’ébranler les consciences. L’art constate, décrit, déchiffre, interprète, juge, dénonce, insulte. Il fait voir pour faire comprendre. Il intervient pour faire agir. Le livre joue donc sur tous les registres, de la colère au détachement, de l’ironie à la fantaisie. Il ne se prête ni à la contemplation ni à la consommation. Il engage personnellement chacun de ses destinataires dans une relation à l’art faite de réflexion, de réponse, d’échange et, quelquefois, de collaboration.

Est ici réunie une sélection d’environ cent quarante publications. Des livres et, conçues dans le même esprit, d’autres œuvres imprimées : revues, cartes postales, cartons, tracts, autocollants. Ces œuvres modestes portent le beau nom d’ephemera. Le terme suffit à dire ce qu’il y a en elles de transitoire et de circonstanciel. Elles ne prétendent pas s’extraire du temps pour atteindre l’éternité. Revendiquant leur pauvreté et leur fragilité ; elles ne cherchent qu’à rendre plus brûlante leur actualité.

Ce n’est jamais sans risque. Être si proche du langage de son temps fait courir à l’art le danger de perdre ce qui fait la singularité de son intervention et de son efficacité. Le tract, par exemple, n’est devenu œuvre que parce que, des dadaïstes aux situationnistes, certains artistes ont su le détourner de ses fins publicitaires ou militantes tout en en conservant son potentiel expressif. Les artistes d’aujourd’hui sont moins tentés par le détournement. Ils préfèrent cultiver l’ambiguïté, jusqu’à donner parfois l’impression de céder à la fascination. Mais, pour les lecteurs, ce jeu sur les confins a lui aussi quelque chose de fascinant : ce que l’art depuis les années soixante a de plus vivant, ne le doit-il pas, en grande partie, à sa capacité à s’installer aux limites pour les repousser ?

Quelque quarante artistes, français ou vivant en France, sont représentés dans l’exposition. Bien sûr, l’on sera sensible à tout ce qui distingue les pionniers de ceux des générations suivantes. L’utopie de l’artiste éducateur, qui trouvait un contexte favorable dans l’optimisme économique et révolutionnaire des années soixante, n’a plus cours. Une autre utopie lui succède, qui se veut plus concrète, mais ne lui est pas inférieure : maintenir éveillée, ici et maintenant, l’exigence de liberté, dans la pensée ou dans la vie, dans le monde de l’art ou dans le monde tout court, au moment où elle en est exclue par le libéralisme économique et la marchandisation de la culture. D’une utopie à l’autre s’affirme toutefois une constante, autorisant parfois d’inattendus rapprochements entre artistes que l’expérience et les orientations devraient séparer. Elle tient à une certaine idée du rôle du livre, à la confiance en ses pouvoirs et en sa vocation à être le lieu par excellence de l’expression de la responsabilité de l’artiste à l’égard de l’art et du monde. Ainsi la plus faible des armes, le papier imprimé, se prête-t-elle à la plus inactuelle des activités, celle d’agitateur artistique.

Anne Moeglin-Delcroix